Focus sur: La "Légende Noire" de Philippe II

Publié le par Titony

Le but de ce petit article n'est absolument pas de trancher une question historiographique à la fois vaste et complexe mais de seulement s'intéresser à la vision qu'a pu laisser le roi Philippe II, à la fois sur ses contemporains et à la postérité.

Plus généralement, l'expression "légende noire" est associée à la vision critique, voire manichéenne, associant le pays à l'oscurantisme, au fanatisme religieux, qui a été faite de l'histoire espagnole aux XVIe et XVIIe siècles et qui repose sur plusieurs axes, notamment:
- la guerre menée en Flandres par Philippe II
- la politique de limpieza de sangre (pureté du sang)
- le rôle de l'Inquisition dans la société espagnole
- la conquète du Nouveau Monde.
Le terme (bien que le concept fut antérieur) fut introduit par Julian Juderias dans un livre paru en 1913, La leyenda negra y la verdad histórica (la Légende noire et la vérité historique), réédité en 1914 sous le titre: La légende noire.

L'auteur justifie son propos de la façon suivante:
" Par légende noire, nous entendons l'atmosphère créée par les récits fantastiques  qui ont été publiés sur notre patrie dans presque tous les pays, les descriptions grotesques qu'on a toujours faites du caractère des Espagnols -individuellement et collectivement- , la négation -ou, en tout cas, l'ignorance systématique- de tout ce qui nous est favorable et nous honore dans les divers domaines de la culture et de l'art, les accusations qu'à toutes les époques on a portées contre l'Espagne, à partir de faits éxagérés, mal interprétés ou totalement faux..."
Car en effet, les préjugés sur l'Espagne de cette époque (et à cette époque) dépassent largement les manifestations d'antipathie que peuvent engendrer un pays ayant une position dominante, ou "impérialiste"... Car ce qu'on reproche avant tout à l'Espagne, c'est de dominer l'Europe. Par conséquent, ses excès, ses crimes et sa prétention à dicter sa loi à ses voisins. L'auteur anonyme du Voyage en Turquie admet: "Nous autres , Espagnols, sommes détestés dans le monde entier, et à juste titre, à cause de notre orgueil."
Pour l'essentiel, la légende noire est née dans la seconde moitié du XVIe siècle, sous le règne de Philippe II, dans un ouvrage intitulé: Apologie ou Défense du très illustre Prince Guillaume (d'Orange), une arme de propagande (probablement rédigée par le secrétaire de Guillaume) imprimée à Leyde en 1581 (après avoir été présentée aux états généraux des Pays-Bas en 1580). Le texte présente les espagnols comme un peuple barbare, dont la soldatesque viole et pille à tout-va... et la Saint Barthélémy y est citée comme symbole de la cruauté espagnole!
3 séries d'arguments dans l'Apologie:
- des attaques personnelles contre Philippe II (inceste, assassinats de l'Infant Don Carlos et d'isabelle de Valois, cruauté, obscurantisme, adultère) qui seront reprises par son ancien secrétaire Antonio Perez après la déchéance de ce dernier
- fanatisme, intolérance et mainmise de l'Inquisition sur la société qui ne sont d'ailleurs dénoncés que tardivement (en effet, les observateurs contemporains considèrant souvent qu'il y  a "trop" de Juifs et de Maures en Espagne, ne réagissent guère aux persécutions dont ils sont victimes: pour exemple, les milliers de juifs persécutés ne provoquent pas de campagne de réprobation telle que celle organisée pour les 2 douzaines de protestants exécutés lors des autodafés de 1559)
- le massacre des indiens en Amérique.

             

                 Guillaume d'Orange                                                                 Philippe II


Il est notable que Philippe II n'a jamais vraiment eu bonne presse. Beaucoup de ses contemporains ont eu une image négative à la fois de l'homme et de son règne. Voltaire, admirateur de Charles Quint avait de son fils une vision beaucoup plus négative, considérant que d'autres princes de son époque (Elizabeth d'Angleterre et Henri IV notamment) on eu une postérité supérieure. Voltaire va même jusqu'à touver saugrenu de le comparer avec Tibère, successeur d'Auguste qui termina son règne haï de tout un peuple: Tibère étant à la tête de ses légions, Philippe laissant le soin à ses généraux de livrer bataille, Philippe étant superstitieux, Tibère non... Pure mauvaise foi? ou plus grave, ignorance? n'avait-il pas lu Suetone ou Tacite? Voltaire se fait écho des accusations lancées par Guillaume d'Orange, sur sa bigamie supposée, sur le fait qu'il aurait fait assassiner son fils Don Carlos. Il lui reconnaît certains mérites: soin de rendre la justice en Espagne et d'y assurer une certaine stabilité, le soin de tout voir par soi-même, son activité de cabinet et son assiduité à conduire les affaires de cet état multinational dont il a hérité... et avec les faiblesses duquel il aura à composer durant ses 43 ans de règne. 
Car si cet état multinational qui était perçu comme une source de grande puissance, ce que l'historiographie française a mis en avant  dans le cadre de la rivalité entre Charles Quint et François 1er, il est notable que la dernière décision de l'empereur, avant son abdication, fut de diviser son héritage entre son fils Philippe et son frère Maximilien. Le tout, dans le contexte de la Réforme...
Philippe ne passa que peu de temps hors de l'Espagne et n'avait que des contacts indirects avec ses sujets hors de la Péninsule. Il ne pouvait pas réellement appréhender les mutations religieuses et sociales qui s'opéraient en Flandres (des provinces dont il ne parlait pas la langue) et qui étaient le "coeur économique" de ses possessions. La volonté centralisatrice du roi s'opposant aux exigences des nobles locaux (et à leurs refus de payer des impôts supplémentaires) fut un des facteurs du conflit dans la région.
Il avait nommé Marguerite de Parme, sa demi soeur comme gouverneur. Mais après les émeutes iconoclastes provoquées par les calvinistes en 1566, il envoya sur place une armée menée par le Duc D'Albe (surnommé par la suite le "Duc de fer"), lequel mena une répression sanglante dans toutes les couches de la population... Même des nobles catholiques furent exécutés, leur "sympathie" vis-à-vis des protestants étant jugée comme une trahison, ce qui engendra une vage de xénophobie à l'encontre des espagnols.

Un des aspects majeurs de la légende noire de Philippe II est la mort de son fils Don Carlos en 1568. Guillaume d'Orange accuse Philippe II d'avoir commandité ce meurtre dès 1580, accusations reprises par la suite par Antonio Perez alors exilé en France. Cependant, à l'époque, ces accusations n'ont qu'un faible écho. Par la suite, par le biais d'auteurs comme Schiller, l'affaire prend un tour plus spectaculaire.
Don Carlos est le seul héritier mâle de la couronne (le futur Philippe III ne naît qu'en 1578 du mariage entre Philippe II et sa nièce Anne d'Autriche). Cependant, il a montré depuis son enfance un caractère instable et vindicatif, ce qui est le fruit des mariages consanguins (ses parents sont cousins germains et il a une grand mère commune: Jeanne la folle).
Ayant passé une partie de sa jeunesse aux côté de Don Juan d'Autriche et d'Alexandre Farnèse, tous ses défauts n'en ont été rendus que plus flagrants. Il avait des tares physiques que le portrait d'Alonso Sanchez Coello ont peine à dissimuler (voir l'article Où on présente le narrateur, son ascendance et les raisons de sa déchéance). En 1562, alors qu'il était à Alcala de Henares où il faisait ses études, il tombe sur la tête en poursuivant une servante. Son état est grave: on fait appel à un guérisseur morisque, des médecins, on prie. Il tombe dans le coma. On le trépane. Il s'en remet. Cabrera de Cordoba écrit que dès lors, sa volonté inclinait moins qu'autrefois à la raison et la coordination de ses membres est affectée. Avant cet accident, il faisait déjà montre de violence et de cruauté...
En 1557, au moment du traité de Cateaux Cambrésis, on avait songé à le marier à Isabelle de Valois... qu'épousera finalement Philippe II, devenu veuf. Certains vinrent affirmer qu'il y aurait eu une relation entre Isabelle et Don Carlos. Il est évident que si sa belle-mère éprouvait de l'amitié, voire de la compassion à son égard, il est exclu que cela ait été plus loin.
En 1560, Philippe II l'avait fait reconnaître comme héritier du trône lors des Cortès de Tolède. Il aurait même songé à lui confier des responsabilités politiques aux Pays-Bas... Don Carlos supporte mal le fait d'être écarté des affaires. En 1565, il entre en contact avec le Comte d'Egmont (qui sera condamné à mort lors de la répression qui suivit l'arrivée du Duc d'Albe aux Pays-Bas) car il désire être chargé du règlement du conflit aux Pays-Bas. S'il était question pour Philippe II de se rendre là bas en personne, cela posait le problème de la régence en Espagne et il lui aurait été impensable de confier cette charge à son fils...
Cabrera de Cordoba rapporte que Don Carlos fut très fâché de voir le Duc d'Albe nommé pour résoudre le conflit, au point de le menacer de mort. Le Duc fait part de cet incident au roi et tous deux déplorent l'état mental du prince. Cela ne fait que renforcer les inquiétudes de Philippe II quant à sa succession. Cependant, n'ayant pas renoncé à partir aux Pays-Bas et après avoir écrit aux grands d'Espagne son désir quitter le pays, il demande à Don Juan d'Autriche alors Amiral, de lui fournir un bateau. Fidèle à son demi frère, Don Juan en fait part à Philippe II. Les désaccords entre le père et fils sont tels, que le roi est forcé d'agir contre son fils. Un nouvel incident le 18 janvier 1568 provoque l'enfermement du prince dans ses appartements, sous la garde du Prince d'Eboli. Le roi justifie cette décision en invoquant l'intérêt du royaume sans entrer dans les détails, se contentant de préciser que ce n'est pas pour des raisons religieuses. Philippe, trop conscient des troubles de son fils se voit obligé de l'écarter de la succession.
Don Carlos meurt en juillet 1568. Le principal témoin de cette fin, est l'ambassadeur de France, Fourquevaulx, lequel fait allusion au fait que Don Carlos aurait entamé une sorte de "grève de la faim" qu'il alternait avec des phases où il mangeait comme un ogre. Il buvait aussi des quantités d'eau glacée et mangeait des prunes crues... un régime qui aurait provoqué des diarrhées, de la fièvre, des vomissements.
Le procès en Inquisition de Don Carlos ordonné par Philippe II ne serait donc qu'une rumeur. Il n'y en a aucune trace, si ce n'est dans l'imagination de certains. De plus, rien ne forçait Philippe II à faire exécuter son fils au regard du précédent de Jeanne la Folle, laquelle fut enfermée à Tordesillas dès 1509 (jusqu'à sa mort en 1555) par décision de son père Ferdinand d'Aragon.



Sources:
Joseph Pérez: L'Espagne de Philippe II
Jean-Pierre Bois: Don Juan d'Autriche

Publié dans Focus sur

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