Où dans la Chartreuse de Champmol on a une conversation avec un spectre.

Publié le par Titony

J'étais fort heureux de retrouver ENFIN la civilisation après avoir traversé le Bugey et le Morvan. J'arrivais près de la ville de Dijon, capitale du Duché de Bourgogne. La nuit étant tombé très tôt ce jour-là, moi, mon rat borgne et mon fidèle valet fûmes forcés de demander l'asile à la Chartreuse de Champmol.


Philippe le Hardi, souhaitant créer une nécropole (à l'instar de celle des capétiens à Saint Denis), avait fondé cette abbaye en 1377. Les travaux dirigés par l'architecte Drouet de Dammartin ne débutèrent effectivement qu'en 1383. L'église fut consacrée par l'évêque de Troyes en 1388. Dès 1399, le pressoir étant achevé, les Chartreux purent commencer leur production de vin. L'édifice se compose de plusieurs bâtiments: église, petit cloître, grand cloître autour duquel sont construites de spacieuses cellules. Celui-ci est ormé d'une fontaine en forme de calvaire dite "Puits de Moïse", laquelle fut réalisée par un sculpteur originaire de Haarlem, Claus Sluter. Ce même Sluter fut chargé par Jean Sans Peur d'achever le monument funéraire de son père Philippe le Hardi, mort en 1404. Cependant, Sluter mourant en 1405 (ou 1406), ce monument fut achevé par Claus de Werve. Outre le monument funéraire de Philippe le Hardi, Champmol renferme notamment ceux de Jean Sans Peur, de Marguerite de Bavière, de Philippe le Bon. Charles le Hardi (l'appellation "le Téméraire" étant tardive) repose quant à lui à Notre Dame de Bruges depuis 1550, par décision de l'empereur Charles.
Champmol comporte de nombreuses oeuvres dignes d'intérêt faites de la main d'artistes comme Claus Sluter, Antoine le Moiturier, Melchior Broederlam...
si bien que je pourrais vous en parler (ainsi que des Ducs de Bourgogne), pendant des heures. Mais Votre Majesté n'a nul besoin que je fasse de commentaires sur ses glorieux ancêtres.

Quant aux Chartreux, ils sont accueillants... mais peu loquaces... avoir une discussion philosophique avec un d'entre eux reviendrait à demander à un muet de parler à un sourd... Enfin, bon... nous fûmes entraînés dans une cellule par un frère qui nous transmit un parchemin sur lequel étaient rédigés toute une série de choses à faire et à ne pas faire ainsi que les endroits qu'il nous était possible de visiter.
Après un solide repas (du brouet de cailles avec du vin rouge), je me rendis en l'église pour admirer les tombeaux des Ducs et prier pour le Salut de mon âme, laquelle était soumise à de rudes épreuve depuis mon arrivée à Marseille.

« Et pour brouet de cailles, prenes chappons apparaillez ou grosse poulaille et mettes bouillir en ung pot et quant le grain sera cuyt et assaisonne avec ung peu de lart que met tes au cuire et du saffran dedans tires le grain et prenez moy eulx dœufz entregettes coules par lestamine ou tres bien batus et en lyes le bouillon et mettez du vertiuis au lyer et gin gembre blanc batu et mettez du percil effucille et le boutes et quant il sera prest mettrez le grain en platz et au servir du bouillon. »
Viandier de Taillevent

Il y avait dans l'église une lumière qui en ce lieu semblait irréelle. Un signe de la Divine Providence? Un reflet des rayons de la lune sur un reliquaire? L'image de la lumière d'une torche dans un miroir? RIEN DE TOUT CELA! Et dire que je crus mourir de peur à l'instant où je pénétrais dans l'église de la Chartreuse de Champmol serait un doux euphémisme.
Face à moi, devant le tombeau de Jean Sans Peur se tenait une silhouette intangible, luminescente et blafarde. Elle était richement vêtue et avait plusieurs signes particuliers: une main en partie tranchée et le visage vilainement entaillé en plusieurs endroits. Cela correspondait à la description qu'avait fait Laurent Pignon lors de la mort du Duc Jean Sans Peur (lequel fut larcineusement assassiné sur ordre du Dauphin Charles, futur Charles VII sur le Pont de Montereau): "Ledit confesseur descendit dans la fosse et découvrit ledit coffre où il trouva le corps de mon dit seigneur, entier, revêtu de son gipon [pourpoint] , les bras croisés, la main entaillée, le visage en plusieurs endroits détranché et un coup sur la tête, ses houseaux chaussés. Et tant au vu de ces signes, comme aux oreilles et autres, il sut avec certitude que c'était le corps de mon dit seigneur..."
     
      Jean Sans Peur (1371-1419)            Assassinat de Jean Sans Peur (1419)    


Le Spectre du Duc Jean, car c'est ainsi qu'il convient de le nommer me considérait d'un air soupçonneux. Je me risquai alors à engager la conversation.
- Seigneur Jean?
- Oui, et à qui ai-je l'honneur?
- Antonio de la Santa Crutcha.
- Quel nom ridicule. C'est espagnol je présume.
- En effet mais...
- Il suffit Monsieur! En quelle année sommes-nous? Mes descendants règnent-ils toujours sur mes terres?
- Pas exactement. Votre petit fils Charles fut défait par le roi Louis XI, fils de Charles VII... et on est en février 1572.
- Ce vil assassin de Charles a régné?
- Assurément. Et il passe d'ailleurs pour un grand roi. Celui qui avec l'aide d'une pucelle nommée Jeanne a chassé les Anglais hors du sol de France.
- La peste soit des historiens! Charles a conquis son trône avec l'aide d'une femme. Cela ne m'étonne pas. C'était un imbécile!
- Il vous a fait assassiner... sauf votre respect.
- Changeons de sujet. Vous avez dit que mon petit fils avait perdu la Bourgogne?
- Oui. Charles est mort en 1477 et Louis a récupéré le duché de Bourgogne que le roi Jean avait donné en apanage à votre père Philippe. Quant au reste des possessions de votre famille, elles ont été conservées par la fille de Charles, Marie... et elles sont désormais sous la tutelle de mon roi Philippe II, roi de Castille, d'Aragon...
- Il suffit, vous n'allez pas me faire la litanie de tous ses titres!
- Mais Philippe est un de vos descendants.
- C'est déjà ça.
- Et ma postérité?
- Vous passez pour un prince meurtrier qui a plongé le Royaume de france dans la guerre civile. En plus, votre mort a provoqué la colère légitime de votre fils Philippe qui fit alliance avec le roi d'Angleterre...
- A-t-on oublié que je fus un homme d'Etat avisé? Un grand mécène? Un homme pieux et soucieux de ses domaines?
- Oui... cela illustre parfaitement que l'histoire est écrite par les vainqueurs.
- Finalement, je trouvais que la mort était fort ennuyeuse... je m'aperçois que des fois, il vaut mieux être mort.
- Vous allez repartir?
- Je suis mort... je n'ai rien à faire chez les vivants. Et en plus, cette époque est vraiment minable.
- Monseigneur, une dernière question avant que vous retourniez au paradis. Quelle est la dernière chose qui vous est passée par la tête avant de mourir. Et qu'avez-vous vu après la mort?
- Ca fait deux questions. A la seconde, je ne peux vous donner de réponse. Quant à la dernière chose qui m'est passée par la tête: UNE HACHE.
Et il s'évapora.

Publié dans Récit

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